LE JOLI MAI
Synopsis
« le racisme aujourd’hui encore persiste »… Le film enthousiasme alors ces jeunes étudiants.
En 2013, cinquante ans après sa première sortie, La Sofra, en collaboration avec Potemkine Films, décide de ressortir le Joli Mai en salle. Les « rides » de la pellicule ont été conservées à la numérisation mais c’est bien, selon nous, les seules de ce film imprévisible et passionné. Comme Chris Marker, nous espérons, qu’en sortant de la projection, le spectateur ressente « que le seul problème important, c’est une espèce de rapport vrai avec les autres ».
La Sofra, mars 2013 ×
9 à la une, le magazine de reportage de la télévision, où il y avait des choses extraordinaires. Pour nous il s’agissait d’éviter cette espèce de psychodrame que la caméra déclenche presque toujours. Il fallait une modestie, une non-agressivité de la caméra et du micro. Plus tard, dans un beau texte paru sous le titre « L’objectivité passionnée » (publié par Jeune Cinéma en 1964), Chris dira : « Nous nous sommes interdits de décider pour les gens, de leur tendre des pièges. » Nous étions très méfiants à l’égard du pittoresque et du sensationnel.
/ En quoi la méthode de tournage était-elle nouvelle ?
C’était la première fois qu’on pouvait tourner en son direct. Le son s’était libéré depuis quelques années déjà grâce à l’arrivée de nouveaux magnétophones,les Perfectone puis les Nagra, mais l’image, elle, n’était pas libérée : les caméras étaient beaucoup trop lourdes et bruyantes, on les appelait les machines à coudre. Et images et sons n’étaient pas synchronisés. Enfin, je parle de la France, les Américains étaient en avance, Richard Leacock avec Primary, les frères Maysles, Michel Brault au Canada avaient commencé à explorer ces nouvelles possibilités. Ils avaient réussi à synchroniser la caméra et le magnétophone avec une montre à diapason. Alors que pour Le Joli Mai, Antoine Bonfanti (l’ingénieur du son) et moi nous étions reliés par des câbles, un véritable écheveau dans les rues, sur les trottoirs…
A ce moment, la grande découverte pour un jeune opérateur comme moi concerne l’importance décisive du son. Je ne pouvais plus utiliser ma caméra
de la même manière, et j’ai donc très tôt demandé à Bonfanti un casque pour entendre ce qu’il enregistrait. Un câble de plus… J’ai réalisé que
l’opérateur devait être toute oreille et l’homme du son tout regard.
/ Comment décidiez-vous qui interviewer ?
Le principe c’était la liberté totale. Nous étions peu nombreux, Chris, Antoine, Etienne Becker mon assistant, Pierre Grunstein et moi. On se baladait et quand on voyait quelqu’un qui nous semblait intéressant on allait le voir. Enfin… plus exactement, il y a eu deux méthodes. Chris avaient rencontré à l’avance certaines personnes, celles-là ont été filmées de manière plus installée, cela se sent bien dans la deuxième partie, « Le retour de Fantômas » : le prêtre ouvrier, le jeune ouvrier algérien, l’étudiant dahoméen… Et puis surtout il y a des rencontres, auxquelles il fallait être très disponibles. Le tailleur qui est au début du film a été la première personne que nous avons interviewée,
on ne le connaissait pas même si sa boutique était à côté du local de la production, rue Mouffetard. En filmant cette première conversation, j’ai compris que ce qu’on mettait en place pouvait nous mener très loin. Pour la première fois, nous avions des magasins de pellicule de plus de 10 minutes, en 16 mm. Et le rechargement était très rapide, j’avais toujours des magasins de rechange prêts. On n’en a pas conscience aujourd’hui, mais c’était un véritable bouleversement dans les possibilités de filmer sur le vif.
/ La caméra que vous utilisiez était nouvelle elle aussi ?
Oui, c’était un prototype de chez Coutant, la KMT. Il n’en existait que deux, Rouch avait eu l’autre pour Chronique d’un été. Elles appartenaient au Service de la Recherche de l’ORTF, elles ont été perdues. Leurs principales nouveautés tenaient à la légèreté, au faible bruit et à la possibilité de synchronisation avec un magnétophone.
/ Comment perceviez-vous ce que vous voyiez et entendiez au cours de ces conversations ?
Nous allions d’étonnement en étonnement, Chris et les autres tout autant que moi. Nous étions partis à la découverte des Parisiens, et ce que nous découvrions nous sidérait. A l’époque, les gens avaient encore moins qu’aujourd’hui la parole. Nous ne nous attendions ni à ce qu’ils disaient,ni à la manière dont ils le disaient – une manière étonnamment directe et sincère, où ils ne cherchent pas à séduire la caméra. Et où se révélaient bien d’autres perceptions de la situation que celles auxquelles nous nous attendions.
/ La répression meurtrière à Charonne le 8 février 1962 et la grande manifestation en réponse le 13 février ont fait irruption dans le projet.
Ce sont les seules séquences qui n’ont pas été tournées au mois de mai. Je ne les ai pas tournées, les images de la manifestation ce sont les actualités, et un autre opérateur était à la manifestation du 13.
/ Comment êtes-vous devenu non plus seulement le chef opérateur du film mais son co-réalisateur ?
C’est le résultat de l’intégrité absolue de Chris. Après des centaines d’heures passées sur les rushes pendant le montage, il en est arrivé à la conclusion que le film était aussi le résultat du travail de son opérateur. Il a décidé tout seul de m’ajouter comme co-réalisateur, ce n’était pas du tout prévu, ça ne figure pas dans le contrat. Lorsque je suis venu vérifier la première copie
d’exploitation, au cinéma Le Panthéon, j’ai découvert à l’écran que j’étais devenu co-réalisateur. Je vous laisse imaginer l’émotion… elle est encore présente aujourd’hui. Cela a joué sur tout mon itinéraire, après avoir travaillé avec un homme de cette qualité, on devient exigeant avec les autres.
/ Dans quelle mesure les questions posées dans le film étaient-elles préparées à l’avance ?
Il y avait quelques questions de départ, comme celle sur la nature du bonheur qui visait à comprendre la relation entre les gens et les événements, leur perception du cours du monde. Toujours en y allant doucement. Nous étions accompagnés de deux intervieweurs, deux amis, Henri Belly et Henri Crespi. Quand la caméra tournait, Chris était un peu à l’écart mais il écoutait tout, il lui arrivait souvent d’intervenir. Il fallait surtout être réactif, ne pas rester collés aux questions prévues, il fallait surtout répondre à l’honnêteté des gens en face de nous. Et jamais les entretiens ne sont saucissonnés au montage, qui respecte toujours la parole dans la continuité.
été filmé ?
Très peu, il y avait plus de 50 heures de rushes. En travaillant au montage, Chris était parvenu à une version qui correspondait à ce qu’il voulait faire, et qui durait 7 heures. Cette version n’a été projetée qu’une fois. Chris aurait aimé pouvoir continuer de la montrer, mais c’était en contradiction avec toutes les habitudes de la distribution. Il a donc fallu diminuer encore beaucoup, pour que le film puisse être exploité en salles. Mais le pire est que tous les rushes non montés ont été détruits. Par exemple, on avait tourné toute une journée dans un taxi, avec Bonfanti dans le coffre et moi à côté du chauffeur, qui nous avait été signalé comme loquace, curieux et bon interlocuteur. On avait tourné avec tous les clients qui montaient. Chris, qui bien sûr n’était pas présent dans la voiture, avait été emballé quand il avait découvert les rushes. Il y avait de quoi faire un film entier, on avait eu la chance de rencontrer une dizaine de personnages formidables…/ Comment sont apparus les plans de chats ? Il est arrivé que ce mois de mai-là avait lieu une exposition, un concours de beauté féline. On a demandé à un collègue d’aller faire des plans de chats. Chris avait déjà à l’époque cette relation unique aux chats, ils étaient pour lui le regard de la sagesse et de la liberté. Je le savais, et pendant les entretiens, chaque fois qu’un chat passait par là bien sûr je le filmais. Même
s’il a fallu d’énormes efforts pour raccourcir le film à sa durée actuelle, jamais il n’aurait enlevé les plans de chats.
/ Pourquoi avoir choisi Yves Montand pour la voix off ?
L’amitié de jeunesse entre Simone Signoret et Chris a fait que Montand était lui aussi devenu un proche. Ils étaient très liés, plus tard, en 1974, nous avons fait ensemble un film que j’aime énormément, La Solitude du chanteur de fond, où Chris a filmé Montand chez lui, en répétition et en concert, c’est un petit bijou ! Notamment le montage. Dans Le Joli Mai, la voix de Montand donne une proximité au texte, comme une chanson populaire, le contraste est très évident avec la voix de Chris lorsqu’il dit La Prière sur la Tour Eiffel de Giraudoux.
/ Comment Michel Legrand a-t-il conçu la musique ?
Lors d’une séance à la Cinémathèque en décembre 2012 nous avons présenté le film ensemble, Michel Legrand et moi. A cette occasion, il a
affirmé qu’à l’époque, Chris lui avait donné des indications sur les séquences, et des durées, mais qu’il n’avait jamais vu le film. Ni alors, ni depuis. J’ignore la part de légende de cette histoire, en tout cas la musique correspond exactement. Même au moment de la scène de danse en boite de nuit, le soir même du procès de Salan, la musique est de Legrand, elle a été ajoutée.Il était impossible d’enregistrer la musique originale dans les conditions de tournage où nous étions.
/ Comment s’est passé le travail de restauration ?
Grâce à un financement du CNC, il a été possible d’effectuer cette restauration en même temps que le transfert sur support numérique de bonne
qualité, en 2K, dont on fera les DCP pour les sorties en salles et les HD pour l’exploitation vidéo. Mais je n’ai pas voulu effacer toutes les traces du temps, ce que j’appelle « les rides ». L’image n’a pas été nettoyée à fond, aseptisée comme on le fait trop souvent maintenant. On peut garder certaines imperfections tant que cela n’est pas gênant pour le spectateur. Les gens de chez Mikros sont repartis de la pellicule 16mm inversible d’époque, en bien meilleur état que les tirages 35mm qui ont été faits ensuite. Mais il a fallu aussi établir un « montage définitif », qui à vrai dire n’existait pas. Le film était sorti de manière précipitée, pour respecter les dates prévues avec les exploitants. Dès la sortie Chris a commencé à faire des coupes. Dans la version aujourd’hui distribuée, j’ai effectué selon ses souhaits, des coupes
que nous avions évoquées et qu’il n’a pas eu le temps de faire lui même. Le Service des Archives du Film conserve par ailleurs une restauration
conforme au film qui est sorti en 1963, la « version longue », adressée aux historiens, aux chercheurs et aux curieux. ■
Propos recueillis par Jean-Michel Frodon, février 2013